Revue Plurielles

Revue culturelle et politique pour un judaïsme humaniste et laïque

Une note de bas de page dans le « Malet et Isaac »

Paul Salmona

En dépit d’une présence juive attestée sur le territoire de France depuis l’Antiquité, le judaïsme comme « fait de civilisation » demeure le grand absent du récit national. C’est cette béance qu’explore Les Juifs, une tache aveugle dans le récit national, ouvrage issu d’un colloque organisé en janvier 2019 pour les vingt ans du musée d’art et d’histoire du Judaïsme avec la collaboration de la « Nouvelle Gallia Judaica », dont Paul Salmona, directeur du mahJ, évoque ici les résultats les plus saillants.

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« Les israélites, environ 60 000, reçurent les droits de citoyens » : l’édition de 1927 du Malet et Isaac consacre une ligne à l’émancipation des Juifs en 1791, et dans l’édition de 1960 – la dernière de ce manuel qui fit référence pendant un demi-siècle –, cette décision n’est plus évoquée que dans une discrète note de bas de page. Dans sa sécheresse, le traitement de cet événement majeur résume la manière dont la présence juive apparaît aujourd’hui dans le récit national français

En effet, depuis le XIXe siècle, malgré un abondant corpus historiographique, la présence juive en France reste une « tache aveugle », tant dans l’histoire de notre pays que dans la mise en valeur de son patrimoine monumental ou muséographique. Certes, de nombreux chercheurs – historiens, archéologues, linguistes, sociologues, conservateurs, érudits, collectionneurs, amateurs… – se sont attachés à la mise au jour et à l’étude des vestiges et des documents qui éclairent cette présence. Mais seules de rares synthèses et moins encore de manuels scolaires ou universitaires la mentionnent comme un trait significatif de l’histoire de notre pays, ni même évoquent ses moments marquants, qu’ils soient tragiques (persécutions, autodafés, spoliations, expulsions…) ou favorables (autorisations de résidence et de culte, émancipation, intégration, sauvetage…). De même, l’important patrimoine monumental (juiveries médiévales, synagogues désaffectées, cimetières…) est souvent mal entretenu et rarement mis en valeur, lorsqu’il n’est pas en totale déshérence. Enfin, l’histoire des Juifs de France est absente de la plupart des musées.

Ce constat est d’autant plus paradoxal que, dans une première séquence temporelle, la présence juive en France dura près de quinze siècles, de la romanisation de la Narbonnaise aux expulsions médiévales. Ce paradoxe tient aussi au fait que, à la différence de l’Angleterre ou de l’Espagne, la France accueillit à nouveau des communautés juives à partir du XVIe siècle sur la côte aquitaine et en Lorraine, malgré le bannissement de 1394 dont la validité perdura jusqu’à la Révolution. Paradoxal également le fait que l’Émancipation offrit au XIXe siècle des possibilités d’intégration dans la nation sans équivalent en Europe. Enfin, au tournant du XXe siècle, l’affaire Dreyfus joua un rôle majeur dans l’histoire politique de la IIIe République, contribuant à la séparation des Églises et de l’État, sans pour autant évacuer un antisémitisme politique particulièrement virulent. Malgré cela, la politique antijuive du gouvernement de Vichy et la Shoah sont les seuls événements désormais intégrés au récit national.

Judaïsme, tache aveugle, récit national

Par « judaïsme », nous entendons l’ensemble des faits de civilisation liés à la présence juive : les individus, les communautés, leur culture matérielle, leur habitat, leurs pratiques sociales, leurs modes de pensée et leur production intellectuelle, leurs rites et leurs pratiques religieuses. C’est un sens anthropologique et non théologique que nous donnons à ce terme.

La « tache aveugle » est l’attache du nerf optique sur la rétine, un point qui ne voit pas. Cette expression désigne ici métaphoriquement le fait que la présence juive et son legs matériel, culturel, patrimonial sont largement escamotés dans l’histoire de France ; nous avons préféré ce terme à celui d’« oubli », car ce dernier impliquerait une connaissance préalable ; nous n’avons pas non plus opté pour « occultation », car le mot renverrait à une volonté explicite.

Par « récit national », il s’agit d’évoquer non pas le « roman national » – une construction mythifiée de l’histoire – mais de désigner un ensemble de faits historiques sur lesquels les chercheurs ainsi que, plus généralement, le corps social, ont dégagé un consensus pour décrire à grands traits l’histoire du pays ; non pas la somme des recherches sur les Juifs, mais une « histoire de France » communément admise, fondée sur la vulgarisation des travaux scientifiques, qui structure les manuels scolaires et que l’on retrouve dans les synthèses destinées à un large public.

Genèse d’un silence

La place des Juifs a-t-elle toujours été aussi elliptique que dans le Malet et Isaac ? Les sources sur les Juifs au Moyen Âge ne manquent pas, notamment dans les archives de la Couronne ou dans les chroniques royales sous les Capétiens. Ainsi, le manuscrit des Grandes Chroniques de France jusqu’en 1321 est-il orné d’une miniature du maître de Fauvel représentant l’expulsion de 1182 : coiffé de sa couronne, Philippe Auguste chasse de l’index les Juifs identifiables à la rouelle jaune cousue sur leurs vêtements. La qualité du manuscrit et le raffinement de la miniature disent l’importance attachée à cette décision par les commanditaires. L’image renforce le texte et manifeste la puissance royale, car les expulsions du royaume constituent, comme l’a montré Juliette Sibon, un geste d’autorité politique sur ses vassaux autant qu’une décision aux motivations religieuses et économiques. Pourtant, on cherchera vainement une reproduction de cette image dans un manuel d’histoire. Cette ellipse de la politique antijuive des Capétiens est paradoxale, car ils furent des pionniers parmi les souverains européens en matière d’expulsions (1182), bien avant Édouard Ier d’Angleterre (1290), Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon (1492) ou João II de Portugal (1497). Pour évoquer les Juifs au Moyen Âge, les sources ne manquent pas et on trouvera dans les Chroniques, les fondements d’une « mémoire négative » dont on se demandera pourquoi elle n’a pas fait l’objet d’une approche critique dans le récit républicain. Quoi qu’il en soit, les Juifs de France sont dûment enregistrés, mais la mémoire de leur présence après les expulsions va durablement s’estomper.

Comment expliquer qu’une décision aussi fondamentale ait été escamotée du récit national ? Lorsque l’on confronte dans les manuels d’histoire l’omission de la dernière expulsion des Juifs de France en 1394 avec la révocation de l’édit de Nantes en 1685, moins de trois siècles plus tard, la différence est frappante. Pourtant les deux événements ont des traits communs : il s’agit de décisions royales qui concernent des communautés minoritaires discriminées sur des critères religieux, entraînant une émigration massive. Leur impact démographique ne diffère que dans un rapport d’un à deux (ou trois) et ils aboutissent à la dispersion des populations concernées. Ils sont pourtant abordés de manière radicalement différente : les manuels sont muets sur les discriminations subies par les Juifs tandis qu’ils sont prolixes sur l’impact de la révocation et sur les persécutions des huguenots. Faisons l’hypothèse que, s’agissant de la persécution des protestants, l’école républicaine a voulu souligner l’absolutisme de Louis XIV – emblématique d’un Ancien Régime à son apogée, honni par la République –, tandis que, concernant l’expulsion des Juifs, elle a éludé l’antijudaïsme des Capétiens pour ne pas porter ombrage à leur rôle fondamental dans la construction du royaume, ébauche de la nation moderne. Et comme le montre leur dénomination conventionnelle – Philippe Auguste (Philippe II), Saint Louis (Louis IX) et Philippe le Bel (Philippe IV) –, les souverains français les plus intolérants à l’égard des Juifs font encore aujourd’hui l’objet d’un traitement apologétique voire hagiographique, qu’une mise en lumière de leur politique antijuive serait venue écorner.

Pourtant, l’humanisme renaissant, comme le protestantisme et, plus généralement, les hébraïsants chrétiens qui opèrent un retour aux sources hébraïques de la Bible au XVIe siècle, n’ignorent pas la présence juive médiévale : ainsi l’on retrouve des mentions de ce passé révolu chez le typographe Geoffroy Tory au XVIe siècle, chez Louis Trincant (1571-1644 ?), procureur du roi au bailliage de Loudun, ou dans les notes d’Étienne Baluze (1630-1718), bibliothécaire de Colbert. Cependant, comme le souligne Patrick Cabanel, les protestants français ont cherché un précédent à la persécution qui les frappait après la révocation de l’édit de Nantes non pas dans l’histoire des Juifs de France mais dans l’errance des Hébreux dans le désert et dans l’expulsion des Juifs d’Espagne en 1492. Pourtant, la dernière expulsion de France – 1394 pour le royaume, 1501 pour le comté de Provence – n’est antérieure que de moins de deux siècles à la révocation, mais déjà, dans la conscience collective, les Juifs de la France médiévale sont tombés dans une forme d’oubli. L’« effet-écran » de l’expulsion des Juifs d’Espagne est probablement l’une des causes de l’occultation de l’importance du judaïsme médiéval français et agit encore dans les représentations collectives de l’histoire du judaïsme européen.

Un siècle et demi plus tard, Jules Michelet (1798-1874) évoque les Juifs du Moyen Âge dans son Histoire de France (1867) ; mais c’est essentiellement, comme le souligne Perrine Simon-Nahum, « en tant qu’ils sont partie prenante du peuple, […] jamais comme les acteurs de leur propre histoire. Ils sont toujours en quelque sorte “agis”, jouets des puissants qui, tour à tour, les chassent de leurs royaumes ou cherchent à se concilier leurs bonnes grâces pour bénéficier de leurs largesses financières ». En revanche, rappelle-t-elle, on ne trouve pas, étrangement, de mention de l’Émancipation (27 septembre 1791) dans le tome III de l’Histoire de la Révolution française dévolu à la Constituante : « Si les Juifs sont la tache aveugle du récit national, c’est aussi parce que     le domaine du religieux est demeuré jusqu’à aujourd’hui, pour des raisons liées au combat républicain, le trou noir de l’historiographie française ». Nous ferons ici l’hypothèse que ce « biais laïque » est toujours présent et persiste jusqu’à nos jours dans l’Éducation nationale au détriment de l’enseignement du fait juif par-delà ses seuls aspects religieux.

Une cécité des Juifs d’État ?

Le cas de Jules Isaac (1877-1963) est emblématique. Dans le manuel dont il est le maître d’œuvre depuis la mort d’Albert Malet dans l’Artois en 1915, l’Émancipation est à peine effleurée. Et si ce Juif alsacien s’intéresse au judaïsme au soir de sa vie, ce n’est pas tant à travers l’histoire des Juifs de France qu’à travers la réfutation scientifique des fondements de l’antijudaïsme chrétien, après que sa femme, sa fille et son gendre ont été déportés et assassinés. Comme le rappelle André Kaspi, pour ce petit-fils d’un trompette-major de la Grande Armée, fils d’un militaire de carrière, patriote fervent, blessé en 1917, « les Juifs font partie de la nation. Il est impossible de les mettre à part, que ce soit pour les exclure ou pour exalter leur rôle. Ils sont français, comme les catholiques, les protestants et les athées ». Son parcours est d’ailleurs exemplaire des carrières de certains israélites français dans l’État : après des postes à Nice et à Sens, il sera professeur au prestigieux lycée Saint-Louis à Paris, inspecteur général de l’Instruction publique, président du jury d’agrégation en 1939. Sa carrière est celle d’un « fou de la République » (Pierre Birnbaum), que sa discrétion israélite et sa fidélité à l’idéal égalitaire et laïque de la nation rendent indifférent aux spécificités du fait juif.

Marc Bloch (1886-1944) est lui aussi représentatif de cette distance. Issu comme Jules Isaac d’une famille alsacienne ayant choisi la France après Sedan, co-fondateur de l’école des Annales, il fut assassiné par la Gestapo en 1944. Bien que revendiquant pleinement sa judéité dans L’Étrange Défaite (1940), dans son œuvre de médiéviste, l’historien « passe à côté des Juifs dont il a nécessairement dû trouver la trace dans les censiers et les minutiers des notaires ». Mais à la différence d’Isaac, essentiellement pédagogue avant-guerre, c’est dans ses travaux savants (Les Rois thaumaturges, Les Caractères originaux de l’histoire rurale française, La Société féodale…) que le fait juif est escamoté. Peter Schöttler souligne cependant que le « prédécesseur [de Marc Bloch] à la Sorbonne, Henri Hauser, lui aussi historien social et d’origine juive, ou […] leur collègue de Rennes, Henri Sée […] publièrent à peine quelques petits articles ou notes de lecture dans la Revue des études juives, rien de plus ».

Figures de l’historiographie au XXe siècle

Marc Bloch est peut-être le premier d’une succession de grands médiévistes, appréciés d’un large public et qui, pour l’essentiel, éludent l’histoire des Juifs de France dans leurs œuvres. Ainsi, Georges Duby (1919-1996) n’aborde le judaïsme médiéval ni dans Guerriers et paysans ni dans L’An Mil. Certes, ce n’est pas son « sujet », mais il est malgré tout étonnant de constater que, s’il fait allusion au grand talmudiste champenois Rachi dans Guerriers et paysans, c’est uniquement comme chroniqueur des innovations textiles en Champagne, et sans le nommer : « En effet, vers le milieu du XIe siècle, un perfectionnement capital avait affecté la fabrication des tissus de laine en Flandre (mais aussi en Champagne si l’on en croit certains commentaires du Talmud par un rabbin de Troyes [c’est nous qui soulignons], qui est sur ce point la source écrite la   plus explicite). » On le voit, Rabbi Salomon fils d’Isaac le Français, dit Rachi, n’est là qu’une source, en aucun cas un objet pour l’historien. Ce qui frappe plus encore est qu’il n’est pas nommé, comme s’il s’agissait d’un informateur anonyme, alors qu’il s’agit du plus important commentateur de la Bible et du Talmud de tous les temps. De plus, du point de vue de l’histoire nationale, ses commentaires constituent, par leur traduction de nombreux termes hébreux en franco-champenois, parmi les plus anciennes sources disponibles sur la langue d’oïl. Georges Duby aurait-il écrit « un évêque d’Hippone porté sur la confession » pour désigner saint Augustin ? Rachi dans ce texte n’a pas de nom, pas de « droit de cité ». Or Duby n’ignore pas les recherches de ses jeunes collègues sur le judaïsme, à l’instar de Joseph Shatzmiller (né en 1936), dont il dirige la thèse et préface les Recherches sur la communauté juive de Manosque au Moyen Âge (1241-1329) publiée la même année que Guerriers et paysans, ou des travaux de Danielle Iancu-Agou (née en 1945), dont il dirige là aussi la thèse, soutenue en 1995, sur Juifs et néophytes en Provence (1469-1525).

Quant à Jacques Le Goff (1924-2014), il consacre une page de sa Civilisation de l’Occident médiéval – sur cinq cents – aux rapports entre juifs et chrétiens, mais le judaïsme comme fait de civilisation en Europe est absent de l’ouvrage ; c’est d’ailleurs un trait récurrent de « l’historiographie non spécialisée » de ne traiter des Juifs que dans la conflictualité qu’ils suscitent malgré eux, sans aborder les caractères sui generis de leurs cultures. Et l’ultime opus de ce grand médiéviste, Hommes et femmes du Moyen Âge, qui présente « cent douze portraits d’hommes et de femmes qui ont vécu et donné vie à dix siècles de questionnements, d’échanges et de découvertes », s’il comporte deux éminents musulmans, Averroès et Saladin, ne compte pas un seul penseur juif. Or Le Goff a associé à cet ouvrage quarante-trois auteurs : il n’a donc nul besoin d’être lui-même un spécialiste pour traiter de Maïmonide ou de Benjamin de Tudèle. Curieusement, l’expulsion des Juifs de France en 1394 est mentionnée dans la chronologie de fin de volume, en un rappel paradoxal d’une présence qui n’est jamais abordée dans l’ouvrage. On a affaire ici à une conscience clivée, qui mentionne l’expulsion dans la chronologie mais sans citer aucun Juif. Certes, il ne s’agit pas d’un livre scientifique, représentatif d’un état de la connaissance ni des plus récentes recherches, mais il reflète un certain état des représentations. Or chez Le Goff, comme chez Duby, il ne peut s’agir d’ignorance puisque dans son Saint Louis (1996), il traite du brûlement du Talmud en 1242-1244. En revanche, on peut faire l’hypothèse que s’il ne pense à aucune personnalité juive, c’est que pour lui le judaïsme est « hors champ » d’un Moyen Âge chrétien (et marginalement musulman).

Il n’est pas question ici de dévaloriser l’œuvre de ces deux historiens majeurs, mais de mettre en évidence une certaine continuité de l’ellipse du judaïsme, s’inscrivant en cela dans une tradition historiographique française. Le prolongement de cette « absence » se retrouve à la génération suivante dans les Lieux de mémoire, dont Pierre Nora fut le maître d’œuvre de 1984 à 1992. Dans cette somme de 5 600 pages réunissant plus de cent auteurs, le judaïsme n’est abordé qu’à travers l’article « Grégoire, Dreyfus, Drancy et Copernic », dû à Pierre Birnbaum. Comme l’indique le titre, il n’est question de la présence juive en France qu’à partir des prémices de l’Émancipation. Et, dans son propos liminaire, l’auteur affirme que les Juifs seraient « absents de la mémoire du Royaume, comme de celle de la Nation ». La formule est aberrante si l’on considère les centaines de rues « aux Juifs » et autres rues « de la Juiverie » qui constituent autant de « lieux de mémoire » de la présence juive en France au Moyen Âge (et à l’époque moderne en Alsace et en Lorraine). À sa façon, ce spécialiste reconnu de l’histoire des Juifs de France reproduit ce « lieu commun » qu’est le « non-lieu » d’une présence juive de l’Antiquité à l’Émancipation. 

Nous pourrions multiplier les exemples d’une absence presque complète du fait juif dans les grandes synthèses sur le Moyen Âge français, à l’instar du tome sur la ville médiévale de l’Histoire de la France urbaine, du Moyen Âge, premier tome de L’Histoire culturelle de la France ou du « Quadrige » La France au Moyen Âge,         du Ve au XVe siècle, manuel universitaire de référence pour ne citer que quelques ouvrages.

Frémissements dans l’édition

Qu’en est-il aujourd’hui ? Sans prétendre appréhender l’ensemble de la production la plus récente, il est éclairant d’évoquer la collection « Histoire de France » publiée par les éditions Belin sous la direction de Joël Cornette à partir de 2009. Conçus sur un principe chronologique, ces treize volumes constituent l’une des entreprises éditoriales les plus importantes des dernières décennies et l’une de ces « grandes séries d’histoire nationale que le public français affectionne tant depuis le XIXe siècle ». Les trois volumes sur le Moyen Âge de cette collection laissent un sentiment partagé. En effet les Juifs y sont principalement appréhendés à travers l’antijudaïsme médiéval sans que soient développés leur organisation communautaire, leur culture ou leurs activités religieuses et philosophiques, pourtant si fécondes, tant en France du Nord qu’en Provence ou en Languedoc. En revanche, quelques formulations relèvent de l’ellipse ou de la litote, lorsqu’il ne s’agit pas tout simplement d’oublis : ainsi la chronologie du volume Féodalités ne mentionne pas l’expulsion de 1182, et celle de L’Âge d’or capétien omet le brûlement du Talmud en 1242-1244, mais évoque en 1240 un « Débat entre rabbins et théologiens sur le Talmud », formulation euphémistique pour qualifier le procès qui conduira à un autodafé sans précédent à Paris. Enfin et surtout, les bibliographies des trois volumes, sur près de mille titres, ne comportent aucun des ouvrages de référence sur les Juifs de France publiés au cours des cinquante dernières années, ce qui laisse accroire que les autres travaux seraient si parfaitement assimilés que point ne serait besoin de s’y référer.

À l’Université et dans l’Éducation nationale

Quelle histoire des Juifs de France enseigne-t-on aujourd’hui à l’Université ? La question est d’autant plus centrale qu’elle conditionne la formation des professeurs, mais aussi celle des conservateurs du patrimoine ou des archéologues, et façonne les représentations collectives à travers le savoir transmis aux élèves du primaire et du secondaire. Pour évaluer la place de ce domaine, Danielle Sansy a conduit une enquête auprès de mille enseignants d’histoire à l’Université : seuls 76 d’entre eux émanant d’une trentaine d’établissements, sur les 57 comportant un département d’histoire, ont répondu. Elle relève que lorsque l’histoire des Juifs est abordée, « c’est en grande partie […] à travers des cours d’histoire des religions », mais « de cette histoire, les sociétés juives en tant que telles sont généralement absentes ». Suzanne Citron, dans les années 1990, étudiant l’historiographie scolaire, y relevait déjà que « le judaïsme n’appartient pas au “roman national” ». 

Enseignants en lycée, Christine Guimonnet et Alexandre Bande rappellent le constat dressé aujourd’hui par de nombreux spécialistes : « les élèves et les étudiants, tout au long de leur scolarité, ne croisent que très rarement l’histoire des Juifs, ils entendent essentiellement parler des Juifs morts au XXe siècle ». Ils proposent de dépasser le lien exclusif et réducteur entre Juifs et Shoah « pour évoquer les Juifs vivants, leur histoire, leurs modes de vie, leurs multiples apports à des pans entiers des cultures européennes, grâce à la philosophie, la littérature, la politique, les arts, la musique, les sciences… ». Seule l’Affaire échappe parfois à l’oubli mais, là aussi, que peut en comprendre un élève (au-delà du déni de justice) s’il ignore que Dreyfus – Juifs alsacien profondément patriote – avait choisi la carrière militaire par attachement à la France ? 

On relèvera deux éléments qui s’imposent comme des constantes de cette tache aveugle : la prépondérance d’une « histoire lacrymale du judaïsme » (Salo W. Baron) au prisme de laquelle les élèves n’appréhendent le judaïsme à l’époque contemporaine qu’à travers la persécution (l’Affaire et la Shoah), faisant du Juif une perpétuelle victime, ainsi que l’« effet-écran » produit par la référence à l’expulsion d’Espagne dans les cas, trop rares, où le Moyen Âge est abordé. Par ailleurs, il est frappant de constater que l’Émancipation n’est que peu ou pas traitée, alors qu’elle constituerait, avec l’abolition de l’esclavage, un des exemples les plus remarquables des conquêtes de la Révolution.

Ombres de l’après-guerre

On l’a vu dans l’enseignement scolaire, la Shoah est désormais l’événement par excellence de l’histoire des Juifs, seule exception systématique au silence du récit national, à tout le moins depuis le discours de Jacques Chirac commémorant en 1995 la rafle du Vel’ d’Hiv. Pourtant, la spécificité juive de l’extermination ne s’est pas imposée d’emblée. Ainsi Sylvie Lindeperg montre-t-elle comment la genèse d’un film aussi fondamental pour la diffusion de la connaissance de la Shoah auprès d’un large public, que Nuit et Brouillard réalisé par Alain Resnais et sorti en salles en 1956, fait l’ellipse du mot « juif », du moins en ne le citant qu’une seule fois : « Le film s’avère en légère avance sur son temps par le savoir historique que lui insuffla l’historienne Olga Wormser, conseillère de Resnais et co-auteure du scénario. C’est elle qui entrouvrit l’espace narratif du film à la “Solution finale” avant que le poète Jean Cayrol ne referme la brèche en écrivant son commentaire. » En effet, Cayrol avait vécu à Mauthausen l’expérience des déportés politiques dans les camps de concentration et non celle des Juifs dans les camps d’extermination. Pour les images, cependant, Resnais tourna à Auschwitz et à Majdanek, ce qui produit un film schizophrène à nos yeux d’aujourd’hui, mais conforme à l’esprit du temps, qui fit préférer la figure du déporté résistant « arrêté les armes à la main » à celle des Juifs « conduits comme un troupeau à l’abattoir », pour paraphraser les lieux communs longtemps en usage, y compris dans l’histoire juive.

Pour rester dans les représentations collectives – mais c’est principalement ce qui nous intéresse ici –, cette ellipse s’entend aussi en 1963 dans la magnifique chanson de Jean Tenenbaum dit Jean Ferrat (1930-2010), Nuit et Brouillard, dans laquelle le mot « juif » n’est pas prononcé. La singularité de la Shoah y est noyée dans la lutte pour la liberté : « Ils voulaient simplement ne plus vivre à genoux. » Or, on le sait, les Juifs et les Tsiganes conduits dans les camps ne l’ont pas été pour faits de résistance, comme le signifient explicitement les vers de Ferrat, mais simplement parce qu’ils étaient juifs ou tsiganes. Là aussi la composante juive de l’événement est invisibilisée, même si par un effet de projection, l’auditeur informé perçoit la référence implicite au génocide, conférant à cette chanson un puissant rôle de vecteur dans la culture populaire. L’omission se comprend dans un « air du temps » à la gloire de la Résistance, notamment dans les milieux Juifs communistes auxquels appartient le chanteur, mais aussi dans le temps plus long de l’ellipse de la référence aux Juifs dans le récit national.

Les chercheurs ont fait litière de ces poncifs en reconstituant l’histoire des réseaux de résistance juifs et la participation des Juifs à la France libre comme à la résistance de l’intérieur ; mais longtemps « la résistance et la déportation » ont, au moins partiellement, occulté la « destruction des Juifs de France ». Pascal Ory rappelle que c’est « au sein du Centre de documentation juive contemporaine (CDJC) que va naître une historiographie française de l’antisémitisme sous Vichy et l’Occupation », dont résultera le « basculement mémoriel » de la fin des années 1970. Alors que l’on considère le plus souvent que les premiers travaux sur la Shoah et Vichy ont été ceux de Raul Hilberg, Robert Paxton et Michael Marrus, Ory retrace le travail pionnier de Joseph Billig (1901-1994), George Wellers (1905-1991) et Léon Poliakov (1910-1997), ainsi que le rôle du Monde Juifs, organe du CDJC, pour la diffusion de leurs recherches. Il rappelle également que ces trois chercheurs ne sont pas historiens de formation et que, à la fin des années 1970, « aucun universitaire de niveau professoral ne travaille ce champ ». La bascule se produit avec le colloque du CDJC « L’État, les églises et les mouvements de résistance devant la persécution des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale », conçu par Wellers et organisé en 1979 par André Kaspi et par Serge Klarsfeld, dont on connaît le travail considérable de militant et d’historien. Neuf ans plus tôt, le colloque « Le gouvernement de Vichy et la Révolution nationale » organisé par la Fondation nationale des sciences politiques n’abordait pas la politique antijuive de Pétain. On est donc frappé de constater que le travail historiographique s’est élaboré à la périphérie de l’Université – Kaspi enseigne les relations franco-américaines, Klarsfeld est avocat…–, voire malgré celle-ci : ainsi Fernand Braudel (1902-1985), alors président de la prestigieuse VIe section de l’École pratique des hautes études, lançait-il à Léon Poliakov, simple chef de travaux, le 8 février 1965 : « Tant que vous vous occuperez d’antisémitisme, vous n’avancerez pas chez moi ! » Manifestement, chez l’auteur de La Méditerranée, il ne s’agit pas de tache aveugle, mais de cécité volontaire.

Historiographie et mise en valeur patrimoniale

Sevrées par l’historiographie, les politiques archéologiques, patrimoniales et muséales reflètent la méconnaissance de l’histoire juive dans nombre de régions de France. Il s’en suit une forme d’invisibilisation des patrimoines (collections muséales, monuments, quartiers…) et une trop rare prise en compte des gisements archéologiques. Danièle Iancu-Agou montre cependant les progrès d’un travail de repé rage et d’analyse des sources sur la présence juive dans des ouvrages qui prolongent la Gallia Judaica, compilée et publiée par Heinrich Gross en 1897. Des dictionnaires de géographie régionale sur la Provence (2010), l’Alsace et la Lorraine (2015), le Bas-Languedoc (2022) forment désormais un socle de connaissances permettant d’appréhender le paysage du judaïsme médiéval dans ces régions et devraient servir de mémento pour tout responsable du patrimoine soucieux de ne pas omettre la présence juive dans ses démarches d’étude, de conservation, de restauration, de présentation ou de médiation. Cependant, cette courte liste dit bien le vaste champ restant à défricher dans le reste de la France.

Dans « La difficile émergence d’une archéologie du judaïsme en France », je retrace les jalons de la discipline depuis l’époque moderne. Malgré un intérêt marqué pour l’épigraphie antique et médiévale au XIXe siècle parmi les spécialistes des « sciences du judaïsme » et un diagnostic des enjeux de l’archéologie des sites médiévaux dressé en 1975 par Gérard Nahon, l’archéologie juive demeurait jusqu’aux années 2010 une terra incognita pour les instances officielles de l’archéologie. Il en résultait une absence de formation des archéologues et un déficit de prise en compte des sites archéologiques du judaïsme. Or l’archéologie aujourd’hui se caractérise par la nécessité d’anticiper la présence putative de vestiges pour en prescrire le diagnostic, puis la fouille. Néanmoins, quelques découvertes fortuites dans les années 1970 et le développement de l’archéologie préventive depuis les années 1990 ont démontré la richesse de ce domaine, mettant en évidence l’impact tant scientifique que public de ce que Leroi-Gourhan nommait les « archives du sol ». Plus récemment, à la faveur d’un colloque organisé par l’Institut national de recherches archéologiques préventives au mahJ en 2010, puis de la publication d’un ouvrage sur l’archéologie du judaïsme en France aux éditions La Découverte, le Conseil national de la recherche archéologique a inscrit un certain nombre d’axes concernant la présence juive (présence antique, quartiers, synagogues, cimetières, camps d’internement…) au sein de la programmation nationale de la recherche 2023-2028.

Les musées de France n’étaient guère mieux lotis que l’archéologie. Claire Decomps fait ainsi l’inventaire des objets juifs dans les collections muséales pour en souligner à la fois la modestie et la médiocre mise en valeur. Hormis en Alsace et en Lorraine, où les collections locales sont relativement nombreuses bien que souvent mal ou pas exposées, et à l’exception notable des musées Basque à Bayonne et Judéo-comtadin à Cavaillon, le fait juif est pratiquement absent des musées français, qu’il s’agisse des établissements nationaux comme le Louvre ou le Mucem, ou territoriaux comme les musées d’Aquitaine à Bordeaux ou d’Histoire de Marseille. Pourtant, ce n’est pas toujours faute de collections, car dans certains musées des pièces emblématiques restent en réserve. Enfin, lorsqu’elle est abordée, « l’histoire des Juifs est encore […] trop exclusivement centrée sur une approche rituelle ou sur l’antisémitisme (l’affaire Dreyfus et la Shoah), faisant l’impasse sur l’implantation millénaire et le rôle des Juifs dans la société française ». Dans ce paysage assez restreint on relève cependant l’exposition « Savants et croyants. Les Juifs en Europe du Nord au Moyen Âge », organisée par le musée des Antiquités de Rouen en 2018 ainsi que le projet du musée d’Aquitaine de rendre compte de la communauté « portugaise » de Bordeaux dans son parcours permanent. 

Un patrimoine bâti mal connu

Du point de vue patrimonial, la Provence et l’Alsace fournissent des exemples de la diversité des situations. À Cavaillon, au début du XXe siècle c’est une famille locale qui s’implique pour acquérir et sauver les édifices de la « carrière ». Ses efforts sont relayés en 1924 (plus de 80 ans après l’inventaire Mérimée) par un tardif classement de la synagogue reconstruite en 1774, avant que la ville n’acquière en 1952 le bâtiment laissé en déshérence, puis que l’État et la ville ne prennent en charge sa restauration dans les années 1980. La ville projette d’agrandir l’actuel musée du judaïsme comtadin qui y est logé depuis 1963 en y intégrant la maison Jouve attenante, et de rendre accessible le miqveh, dont l’état est désastreux. 

À Saint-Paul-Trois-Châteaux, dont le musée possède l’unique arche sainte connue pour la France médiévale, la commune, en acquérant seize parcelles du centre ancien, a engagé un important programme de réhabilitation de la juiverie. À terme, c’est le cœur de la ville qui devrait voir son passé juif mis en valeur. 

Une démarche analogue est entreprise à Pernes-les-Fontaines dans le Vaucluse, où un premier miqveh a été mis au jour au cours des années 1990 dans les caves d’un hôtel particulier du XVIe siècle voué à la transformation en logements sociaux. Grâce à la vigilance de la municipalité, le cabussadou (bain rituel en provençal) de l’hôtel de Cheylus a été préservé et, plus récemment, deux autres miqvaot ont été mis au jour sur la place de la juiverie et ont fait l’objet d’une mise en valeur patrimoniale.

Toutefois ces trois exemples provençaux font figure d’exception : la plupart des chantiers dans les anciennes juiveries sont conduits sans « surveillance de travaux » ni diagnostics archéologiques, à l’instar de la réfection du sol de la cour du palais de Justice de Rouen en 1976, où fut mis au jour un monument juif du XIIe siècle, et cela fortuitement bien que le chantier fût situé rue aux Juifs. 

En 2020, la découverte, également fortuite, d’un cimetière juif médiéval à Manosque, lors de la construction d’une villa, dénote, là aussi, une absence de prise en compte des vestiges juifs dans le zonage de la carte archéologique.

En Alsace enfin, la sauvegarde du patrimoine juif a été le fait d’acteurs associatifs, en particulier la Société d’histoire des israélites d’Alsace et de Lorraine (aujourd’hui Société pour l’étude du judaïsme en Alsace-Lorraine) à l’origine des collectes ayant abouti, dès 1908, à l’ouverture d’une salle juive au musée Alsacien de Strasbourg, et sans laquelle le sauvetage de l’exceptionnelle genizah (dépôt rituel d’écrits portant le nom de Dieu) découverte sous le plancher du comble de la synagogue de Dambach-la-Ville en 2012 n’aurait pu réussir. Faute d’archéologues professionnels disponibles, ce sont en effet des bénévoles de cette association qui ont mené cette opération complexe, sous la conduite d’un conservateur mis    à disposition par l’Inventaire général.

Un contre-exemple espagnol

À cette tache aveugle, on pourrait opposer l’exemple de l’Espagne contemporaine. Très tôt les penseurs libéraux y ont souligné l’importance du passé juif de la péninsule, à l’instar du député Emilio Castelar y Ripoll (1832-1899), futur président du gouvernement de l’éphémère Première République, le 12 avril 1869, faisant le compte devant les Cortes des pertes entraînées par le décret de l’Alhambra : « de sorte qu’en nous privant des Juifs vous nous avez privés d’une infinité de noms qui eussent été une gloire pour l’Espagne ». Un siècle et demi après, le 3 août 2015, le Parlement espagnol votera la loi d’octroi de la nationalité aux Séfarades originaires d’Espagne ; le 30 novembre de la même année, le roi Felipe VI saluera cette décision devant un parterre de Juifs d’origine espagnole par un spectaculaire “¡Cuánto os hemos echado de menos !” (« Vous nous avez tant manqué! »).

Un faisceau de causes

Sans prétendre épuiser le sujet, on voit émerger un faisceau de causes permettant d’expliquer cette tache aveugle, que ne justifient ni la physionomie du judaïsme en France aux époques médiévale, moderne ou contemporaine, ni la richesse des sources archivistiques, ni l’abondance des recherches sur le judaïsme en France. Parmi ces causes, on aura relevé l’effet-écran constitué par l’expulsion d’Espagne, la tradition laïque républicaine, la « discrétion » des historiens israélites sur les sujets juifs, la valorisation de la Résistance au détriment de la Shoah dans les décennies d’après-guerre, une certaine ghettoïsation des études juives et, enfin, le poids des représentations communes sur les Juifs. Revenons pour conclure sur ces différentes causes.

L’effet-écran de l’expulsion d’Espagne – et plus globalement celui de la perception d’une importance incomparablement supérieure du judaïsme ibérique – opère parmi les historiens comme dans la tradition juive, où l’événement est commémoré lors de Tisha be-av, concomitamment avec les destructions des premier et second Temples. Pourtant, la surestimation de la situation du judaïsme espagnol par rapport au judaïsme français résulte plus d’une méconnaissance de la richesse de ce dernier que d’une supériorité intrinsèque du judaïsme ibérique, tant sur le plan démographique que religieux ou philosophique – on le voit avec Rachi, les Tossafistes ou les Tibbonides.

En France, la forte empreinte de la laïcité inhibe l’appréhension, l’enseignement et l’étude du fait religieux (et ses corollaires sociaux et culturels), comme l’a notamment montré Régis Debray. Pour un certain nombre d’historiens, la religion relève de la sphère privée dans une tradition de « discrétion » héritée du franco-judaïsme (qui contraste avec l’investissement des fondateurs de la science du judaïsme au XIXe siècle) et les conduit à refouler ce qui relèverait du judaïsme dans leur objet d’étude. Dans ce contexte, la minoration du fait juif est telle que les mythes grecs sont plus familiers aux écoliers que les histoires de l’Ancien Testament.

La Shoah est devenue un jalon essentiel du récit national, notamment dans l’enseignement scolaire et dans les commémorations officielles, mais il en résulte un enseignement bancal où les élèves n’ont de représentation des Juifs que dans la période antique (pour autant qu’ils fassent le lien entre Hébreux et Juifs) et sous le nazisme – le judaïsme au XXe siècle n’apparaissant que comme une entité abstraite et tragique, définie dans la formule « six millions de Juifs morts dans les camps ». Cette béance est aujourd’hui considérée comme l’une des impasses de l’enseignement de la Shoah qui, malgré les moyens importants qui lui sont consacrés, ne parvient pas à faire reculer l’antisémitisme en milieu scolaire.

L’ignorance de l’histoire des Juifs de France n’est pas la seule explication : on constate aussi un biais de représentation qui fait percevoir le judaïsme comme « hors champ » et considérer les Juifs, au mépris de leur statut effectif, comme des « hors sol », dont les spécificités socioculturelles sont trop marginales pour en faire une donnée constitutive de la société étudiée et, partant, dont l’expulsion revêtirait un caractère anecdotique. De fait, les Juifs sont encore perçus comme des étrangers « en exil », en référence aux anciens Hébreux ou à la notion juive d’exil (d’essence religieuse), au lieu d’être saisis dans leur réalité anthropologique comme une composante de la nation, minoritaire mais néanmoins significative et dont la présence ancienne est riche d’enseignements. On pourrait en citer de nombreux exemples, de l’Allégorie de la synagogue reconnaissante (1806) – une célèbre gravure de François-Louis Couché où les références moyen-orientales sont prépondérantes –, à la déclaration de Raymond Barre, alors Premier ministre, faisant la distinction après l’attentat de la rue Copernic entre « Israélites se rendant à la synagogue » et « Français innocents ». Il s’agit de représentations collectives caractérisées non par leur antisémitisme, mais par une vision des Juifs considérés comme une catégorie ethnico-religieuse extérieure au corps social et à la nation, quand bien même elle serait présente sur le territoire depuis deux mille ans.

Enfin, les recherches sur le judaïsme sont perçues comme un « domaine réservé » où prévaudrait une forme d’entre-soi dont s’ensuit une ghettoïsation que l’on ne retrouve pas au même degré en Espagne et en Allemagne, où des études juives particulièrement dynamiques sont mieux inscrites dans le contexte universitaire. Cette faiblesse de l’enseignement induit un effet de « référence circulaire » : le fait juif n’étant pas (ou peu) enseigné, il est méconnu et donc délaissé. Ce faisant, enseignants, conservateurs de musées ou de monuments historiques, archéologues et élus sont démunis pour traiter des questions historiques, culturelles et religieuses ayant trait au judaïsme.

Inscrire la présence juive dans le récit national

La connaissance de l’histoire des Juifs n’est pas une « question juive », car elle touche à l’idée même de la France. L’oubli des Juifs contribue à maintenir un imaginaire amnésique, qui méconnaît la diversité de ses composantes. Il en résulte une image biaisée de la nation comme un corps homogène, chrétien dans son essence. Ce récit abolit les évolutions historiques dans la longue durée (la France a été païenne – et très marginalement juive – avant de devenir chrétienne) ; il interdit une vision pluriculturelle de l’identité de la France, pourtant particulièrement composite, et réduit l’histoire européenne à ses « racines chrétiennes » en faisant le lit d’idéologues qui prétendaient inscrire cette notion anhistorique dans le traité européen au mépris de la neutralité républicaine.

Il ne s’agit évidemment pas ici de nier la marque profonde du christianisme sur l’Europe occidentale – et la prééminence du catholicisme depuis le XVIIe siècle en France – mais de relever que ces traits culturels et religieux ne sont pas exclusifs, et n’appartiennent pas de manière ontologique à la nation. Ils sont la résultante d’une histoire complexe qui, selon les périodes et les espaces géographiques, a permis à d’autres groupes aux caractéristiques culturelles et religieuses différentes de vivre en France, et d’y faire société.

Au-delà de la prise de conscience individuelle de nombreux chercheurs (archéologues, historiens, sociologues, conservateurs, responsables du patrimoine), les pouvoirs publics devraient jouer un rôle essentiel pour inscrire ce domaine dans les axes de la recherche universitaire et dans les programmes scolaires, mais aussi les intégrer dans les objectifs des responsables patrimoniaux et dans le calendrier des commémorations nationales.