Revue Plurielles

Revue culturelle et politique pour un judaïsme humaniste et laïque

Entretien avec Izio Rosenman 

Propos recueillis pour Plurielles par Brigitte Stora

Depuis des décennies Izio Rosenman est un homme engagé. Président de l’Association pour un judaïsme humaniste et laïque, il a, tout au long de sa vie, fondé de nombreuses associations et co-organisé des événements, des rencontres comme Livres des mondes juifs, il a participé à plusieurs revues et il est depuis toujours un militant d’une paix juste au Proche-Orient, engagé dans le dialogue entre Palestiniens et Israéliens notamment à travers des mouvements comme JCall et Shalom Arshav.

Physicien, directeur de recherche au CNRS, psychanalyste et psychothérapeute d’enfants, etc. sa vie professionnelle a été très diverse. Pourtant rares sont ceux qui l’identifient à un rescapé à la Shoah, encore moins à un rescapé des camps où il a été déporté de l’âge de 7 ans. Ce n’est que récemment qu’il a accepté de témoigner. Pour Plurielles, la revue dont il est le directeur de publication, nous avons décidé de lui demander, de parler de lui. 

B.S. Izio, tu es né en 1935 à Demblin en Pologne et tu as grandi dans une famille de culture yiddish. En 1942, avec tes deux sœurs et tes parents, vous êtes envoyés dans un camp de travail à Demblin, après que le ghetto ait été supprimé et que la ville ait été déclarée Judenrein. À l’été 1944, ta famille est emmenée au camp d’internement de Czestochowa. Puis vous êtes séparés et ton père et toi êtes déportés en janvier 1945 à Buchenwald. De ta mère et de tes sœurs, tu n’auras plus de nouvelles jusqu’à des retrouvailles presque miraculeuses après la guerre. À Buchenwald tu es mis dans le bloc 66, celui des enfants, créé et protégé par la Résistance, en majorité communiste, seul, sans ton père qui ne survivra pas et mourra à Buchenwald quelques semaines après la Libération. 

Deux mois après la libération du camp, tu arrives en France avec un groupe d’enfants survivants de Buchenwald et tu es recueilli par l’OSE (œuvre de Secours aux Enfants). Tu resteras dans les maisons d’enfants de l’OSE jusqu’en 1953, année où tu rejoins ta mère et tes sœurs rescapées. 

On associe rarement ton nom à l’idée de « rescapé de la Shoah » comme si tout le reste de tes engagements avait pris le pas sur cette dimension pourtant essentielle de ton existence. S’agit-il d’un choix objectif accompli ? 

I. R. : Sûrement, oui. Aujourd’hui, je pense qu’il s’est agi d’un choix ­délibéré. Et comme je reste marqué par une forte formation religieuse reçue pendant mon adolescence, j’ai spontanément envie de citer la phrase du Deutéronome : « j’ai mis devant toi la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction. Choisis la vie, afin que tu vives, toi et ta postérité ». Je crois que ce choix de la vie m’a guidé, qu’il fut un moteur. Je pense souvent aux mots de Théo Klein qui disait : « La Shoah ça m’est arrivé, mais cela ne résume pas ma vie »… Et c’est vrai pour moi. Cette catastrophe a traversé mon existence, mais elle ne m’a pas défini. Elle m’a bien évidemment transformé, elle a modifié ma vie et ma vision des choses, mais elle n’a pas entamé fondamentalement ma capacité à me projeter dans un avenir, un avenir où elle n’avait plus sa place.

B.S. Tes premiers témoignages ne datent que de 2006, pourquoi ce long silence ? Était-il nécessaire à la reconstruction ? 

I.R. Ce choix de la vie consiste aussi à garder, à préserver même au milieu du malheur, les souvenirs d’instants, d’expériences qui viennent démentir l’horreur du monde. Je ne pense pas avoir mis la Shoah « de côté » comme tant d’autres pour qui cette mise à l’écart était aussi la condition de la survie, je pense à ma sœur Ida qui a très longtemps écarté délibérément ses souvenirs de Dachau pour pouvoir vivre. Bien sûr, une certaine distance était nécessaire, il était très difficile de se construire à partir de ce malheur, il fallait d’une certaine manière le dépasser. La pudeur était aussi une protection parmi les rescapés, au point que l’on ignorait ce qu’avaient vécu des gens qui nous étaient proches. Je pense à mon ami Élie Buzyn. Nous étions étudiants et à cause de la guerre, il avait démarré tardivement ses études de médecine. À l’époque, c’est à dire au début des années cinquante, j’étudiais la physique et nous nous croisions régulièrement au Quartier Latin. Mais ni lui ni moi ne connaissions nos histoires respectives. Ce n’est que vingt ans plus tard que nous avons su… Nous nous étions réunis alors par la volonté d’une de nos « mères adoptives », une ancienne militante bundiste qui s’était beaucoup occupée de nous, les enfants rescapés, qu’elle considérait un peu comme ses enfants. Nous allions commémorer la libération de Buchenwald dans l’appartement de ma sœur Hadassa et là, à ma grande surprise, je vois débarquer Élie Buzyn que tout le monde appelait Lolek. Aucun de nous deux ne savait que l’autre avait été à Buchenwald et que nous étions arrivés par le même transport en France. Nous n’en avions jamais parlé, chacun était inscrit profondément dans le désir de vivre, de se construire une vie. 

B.S. Beaucoup de rescapés se sont mis à témoigner tardivement. On pense à Marceline Loridan, à Ginette Kolinka. Il semble que l’âge venant et la disparition des « derniers témoins » soient devenus aussi un argument pour vaincre les pudeurs personnelles. 

I. R. Oui bien sûr, l’âge rend les choses plus urgentes… Je comprends bien ce sentiment d’être les « derniers témoins », je crois que c’est le cas de Ginette Kolinka et d’autres. Je sais que mon amie Evelyn Askolovitch est aujourd’hui très heureuse de pouvoir se rendre dans les lycées et de témoigner de sa vie pendant la Shoah. 

Il me semble que le témoignage est aussi très important pour ceux qui témoignent, mais il ne faut pas oublier le coût et parfois le danger que cela peut représenter. La psychanalyste Rachel Rosenblum a évoqué l’effet mortifère quelquefois, et pas seulement salvateur du témoignage. Pour elle, certains témoins n’ont pas supporté la violence qui consiste à revivre le trauma. Certains se sont suicidés après avoir raconté… Par ailleurs, j’ai toujours été frappé de constater que tout le monde ne réagit pas de la même façon à un trauma. Celui-ci n’est pas identique pour chacun d’entre nous : Élie Buzyn a vu son frère abattu sous ses yeux… moi j’ai perdu mon père, mais je ne l’ai pas vu mourir. De plus j’ai eu la « chance » incroyable, presque miraculeuse de retrouver ma mère et mes sœurs après la guerre. 

Lorsque j’ai entamé ma psychanalyse après 68 c’était aussi parce que je voulais réfléchir, à partir de mon expérience personnelle, à ce que la Shoah pouvait avoir fait à des enfants. Je crois profondément aujourd’hui que les effets de la Shoah sur ceux qui l’ont vécue dépendent aussi de ce que chacun avait vécu antérieurement, c’est-à-dire de sa capacité à résister à la souffrance. Et cette résistance à la destruction psychique est bien entendu liée à des événements vécus, mais aussi au capital de confiance qu’ils avaient reçu, avant la Shoah, au départ de leur existence. Quand je regarde ma vie, je me dis que je suis plutôt heureux de ne m’être pas figé dans l’idée que tout le genre humain était « contre nous ». Je crois que c’est peut-être cela pour moi « être de gauche » même si on peut y voir une certaine naïveté. Je continue de « croire en l’Homme », car c’est une idée que je préfère à celle que Thomas Hobbes a rendue célèbre homo homini lupus est « l’homme est un loup pour l’homme ». 

B.S. Dans un de tes témoignages, tu racontes l’histoire d’un de tes oncles qui allait d’abord le matin très tôt prier à la synagogue puis rejoignait dans le bois ses camarades de la cellule communiste, pour une réunion. Ils lestaient de pierres des drapeaux rouges qu’ils envoyaient sur les lignes télégraphiques. Un jour il fut dénoncé, arrêté puis relâché, car un militant communiste avec des tefillin, ça ne semblait pas crédible pour la police… Cela ressemble aux livres d’Isaac Babel. Est-ce que ce geste et surtout ces différentes fidélités continuent de t’inspirer ? 

I. R . L’engagement dont je me réclame était à la fois juif et de gauche et cet oncle à tefillin qui lançait des drapeaux rouges en est en effet une des plus romanesques illustrations. L’engagement juif a toujours été là, il faisait partie de mon histoire et il me semble que dans tous mes engagements, il restait présent. Quand j’ai milité contre la Guerre d’Algérie et quand plus tard, je me suis investi dans les comités Vietnam, je n’y allais peut-être pas comme juif, mais cette dimension faisait partie de mon identité et de mon militantisme. Et puis bien sûr, l’engagement pour la solution à deux États du conflit israélo-palestinien, celui qui exige la reconnaissance d’un État palestinien a toujours puisé à la même source.

La gauche faisait partie de l’idéal de ma famille et on peut dire que beaucoup l’ont payé dans leur chair. Pour moi cet engagement est indéfectiblement lié à une éthique qui est fondamentale et qui renvoie aussi aux paroles des prophètes. Tout cela a un sens qui dépasse la religion ou la culture. Avant de créer l’AJHL (Association pour un judaïsme humaniste et laïc) avec Albert Memmi, Violette Attal Lefi et d’autres amis dans les années quatre-vingt-dix, j’avais créé l’Association « Pour un judaïsme d’aujourd’hui ».

B.S. Beaucoup de survivants, tu l’as dit, ont choisi de faire silence sur leurs souvenirs et leur souffrance et cela s’est parfois conjugué avec une mise à distance de leur judéité. Je pense à des engagements comme celui de Marceline Loridan dans le maoïsme, mais aussi à tant d’autres… Cette identité blessée tu n’as pas souhaité y échapper, mais au contraire la réparer… 

I. R : C’est vrai, je n’ai pas eu un engagement « universaliste » qui mettrait entre parenthèses ma judéité, et inversement, mon identité juive, je l’ai toujours pensée du côté de l’universalisme. Je me situe hors de la religion tout en étant dans une certaine tradition historique juive. Dans le judaïsme, il y a eu, me semble-t-il, à partir du XVIe siècle, le temps de Joseph Caro l’auteur du Shoulchan Arouch, une séparation. Il y a les Juifs religieux qui ont gardé les mitzvot « ben adam la-makom » c’est-à-dire « entre l’homme et Dieu » et ceux qui ont gardé les mitzvoth « ben adam le-havero » c’est-à-dire entre l’homme et son prochain, en grande partie des Juifs laïques qui plus tard se réclameront des Lumières. 

Mais il y a un mot qui me parait essentiel dans ce que tu as dit, c’est le mot de « réparation », cette réparation du monde que la tradition appelle Tikkun Olam.

Être déporté, je l’ai raconté, c’est vivre parmi les morts, c’est côtoyer la mort au quotidien. À Buchenwald, dans le camp de quarantaine, nous nous réveillions chaque matin avec les morts de la nuit que l’on ramassait pour les sortir et les déposer en tas, avant de les emporter au crématorium. Bien sûr cela tue quelque chose en soi, ça tue la sensibilité à l’égard de l’autre, ça tue parfois l’amour, l’amitié. Le désespoir faisait de nous des robots, on se protégeait si bien qu’on finissait par ne plus rien ressentir, c’était aussi cela la survie. 

J’avais dix ans à mon arrivée en France le 6 juin 1945, en provenance de Buchenwald. Nous étions 426 jeunes rescapés issus de plusieurs pays. Le plus jeune d’entre nous avait huit ans, le plus vieux vingt ans ; nous avions appris à survivre dans le danger et l’adversité. La plupart d’entre nous avaient perdu la majeure partie de leur famille. Même avant les camps, nous avions déjà fait l’expérience de la haine dirigée contre nous, des ghettos, du rejet. Chacun d’entre nous avait subi des violences physiques et morales. Nous avions fait l’expérience de la faim, du froid, de l’abandon et de la solitude. Nous étions de «  faux jeunes », nous étions devenus adultes trop tôt, des vieux. Je crois qu’il est difficile de se mettre dans la tête d’un enfant rescapé, d’imaginer la somme de souffrances endurées et leur effet destructeur. Fondamentalement sa relation aux adultes avait été transformée : ils n’étaient plus ceux qui le protégeaient, ils étaient devenus, comme d’autres, des menaces pour lui. Nous avions vécu dans un monde brutal où seul l’arbitraire régnait en maitre. Tout cela a eu des conséquences profondes. 

Ainsi, après-guerre, surtout pour la plupart des adolescents rescapés, il était très difficile d’obéir à un ordre, à la loi. Il a fallu se reconstruire et cela passait par le retour d’une confiance dans le monde, une confiance dans les adultes, les éducateurs qui nous guidaient ou l’instituteur qui nous enseignait. Dans ces maisons, on nous a réappris à être des enfants ou des adolescents. Pour moi les maisons de l’OSE ont été ce lieu d’accueil et de reconstruction. Pour d’autres rescapés, ce furent celles de l’OPEJ et de la CCE . Là des gens m’ont tout de suite aimé, assurant pour moi ce retour vers la vie. Toutes celles et ceux qui y travaillaient étaient d’un dévouement extraordinaire, ils nous ont aidés à reprendre pied, à nous reconstruire, à nous projeter dans des métiers, à envisager de construire des familles… La plupart des enfants « normaux » veulent devenir vite adultes et se débarrasser de cette enfance comme d’un manteau trop étroit, nous c’est ce manteau qui nous a manqué. Nous avons fait le chemin inverse, et nous avons dû réapprendre à jouer, à rire, et aussi à pleurer.

 Chacun d’entre nous a vécu ces moments de solidarité qui nous ont permis de survivre ; un jour quelqu’un nous a donné une chaussure, un bout de pain ; mon ami Armand Bulwa se souvient de celui qui lui avait donné sa ceinture, Élie Buzyn, lui permettant de tenir son pantalon pendant l’appel et de ne pas mourir sous les coups. Armand et Élie sont devenus amis pour la vie. Dans le bloc 66 où nous nous trouvions, les enfants étaient pris en charge par la Résistance. Je pense souvent à ces anciens prisonniers russes, rencontrés des années plus tard lors d’une cérémonie à Buchenwald, qui m’ont raconté qu’ils donnaient chacun un peu de leur maigre nourriture, pour les enfants du block.

B.S. Tu me fais penser à « la petite bonté » dont parle Vassili Grossman dans Vie et Destin : la petite bonté qui vaut bien mieux que le grand Bien, la seule à pouvoir s’opposer au Mal. « Cette bonté privée, occasionnelle, sans idéologie, est éternelle » écrit-il.

 Ce sont donc ces témoignages d’humanité qu’il faut choisir de retenir ? Se souvenir de celui qui a aidé, qui a caché… Mais dans cet océan de haine qui vous a submergés, comment garder la force de faire encore ce choix ?

I. R : En réalité si on garde en soi ces moments précieux, c’est aussi tout simplement parce que ce sont ces gestes qui nous ont sauvés et nous ont permis de survivre. Dans le dénuement que nous vivions, chaque geste avait une conséquence vitale. Il y a toujours dans chacune de nos histoires, une grande part de hasard et une plus grande part encore de rencontres.

Ces moments d’humanité paraissent toujours miraculeux. Je me souviens que dans le camp de Czestochowa, un camp de travail avant Buchenwald, une femme médecin détenue s’était occupée de moi, je venais d’avoir 9 ans. Ma mère et mes sœurs elles se trouvaient dans un autre camp. Des années plus tard, ma mère a découvert qu’elle-même s’était occupée d’une petite fille qui se trouvait être la fille de cette femme médecin.

Dans son livre « L’enfer des innocents » Rachel Minc a rappelé comment, une jeune rescapée juive lui a raconté comment dans les décombres d’une maison allemande qu’elle nettoyait avec d’autres détenues après un bombardement, elle avait trouvé un petit paquet contenant des tartines beurrées avec ce mot : « Nous sommes des mères, nos fils sont au front et nous pensons à vos mères, nous avons pitié de vous ». « Ce paquet, lui raconte cette jeune femme, éveille en moi un vif désir de vivre. Un jour vous verrez nous serons mères nous aussi ». Les gestes et les mots peuvent sauver.

J’ai tiré des leçons très paradoxales du camp, là-bas la solidarité c’était la vie, c’était ne pas oublier l’autre. Cette expérience-limite n’a pas détruit mon espoir dans l’homme. C’est en cela que je reste un homme de gauche quels que soient les aléas politiques, on n’est pas soi-même si on n’aide pas l’autre…

B.S. Parmi les gens qui ont compté et qui t’ont aidé, il y a Élie Wiesel.

I. R : Élie Wiesel était mon ami, c’était quelqu’un que j’aimais et que je respectais. Nous avons été libérés ensemble de Buchenwald en avril 1945. Tous deux, nous avons fait partie du convoi de 426 enfants, de Buchenwald arrivé en France en juin 1945. Il était plus âgé que moi. Nous venions d’univers différents, lui, jeune Juif hongrois de 16 ans venait d’un milieu religieux. Moi, j’étais un enfant juif polonais de 9 ans, issu d’une famille de gauche. Des dizaines d’années après la Guerre il m’a rappelé qu’il s’était occupé de moi au cours de notre séjour au block 66, le block des enfants, où j’étais parmi les plus jeunes. Je ne m’en souvenais pas. Nous avions tous les deux perdu nos pères à Buchenwald et nous avons été ensemble en 1946 dans la maison d’enfants de l’OSE à Versailles. Je me souviens qu’Élie chantait d’une voix exceptionnellement mélodieuse, et nous l’écoutions dans un silence impressionnant.

Cette voix, il a continué à la porter, pas seulement comme témoin des souffrances juives, mais aussi pour soutenir et faire entendre celles de minorités opprimées, qu’il s’agisse des Juifs d’URSS, mais aussi ailleurs dans le monde, s’engageant aux cotés des peuples meurtris du Cambodge, du Darfour, du Rwanda. Élie Wiesel avait toujours en mémoire que pendant la Shoah « le monde s’était tu », c’était d’ailleurs le titre de son premier livre en yiddish qui devint plus tard La nuit. C’était un Juif ancré dans ses racines religieuses traditionnelles, qui toujours lui servaient de références morales. C’était un révolté contre Dieu ; mais un révolté contre Dieu qui n’était pas un athée. Toute sa vie, Élie Wiesel a étudié et écrit. Je me souviens quand j’étais allé le voir à New York il y a presque 60 ans, il me disait qu’il se levait chaque matin à 5 h pour étudier avant de se mettre à écrire. Écrire pour lui était aussi sa façon de faire revivre un monde disparu et une tradition qu’on avait voulu assassiner ; pour lui, l’oublier et la laisser mourir, c’était la tuer une deuxième fois. 

Wiesel s’est reconstruit par l’étude et la transmission, bien sûr on se souvient surtout de lui comme témoin, mais on oublie souvent qu’il a aussi écrit une quarantaine de livres. Wiesel était hanté par l’indifférence du monde et c’est ce qu’il a dit au moment de sa réception du Prix Nobel de la paix : « Nous devons toujours prendre parti. La neutralité aide l’oppresseur, jamais la victime. Le silence encourage le persécuteur, jamais le persécuté ».

Ce sont ces engagements qui jettent un pont entre le présent et l’avenir qui pour moi restent liés à la mémoire de mon ami Élie Wiesel, un témoin, mais aussi un juif engagé. 

B.S. À la fin de son livre Le savoir déporté, la psychanalyste Anne-Lise Stern a écrit : « Il y a une autre façon d’éviter, de contourner la césure absolue dans notre temps que constitue “la solution finale”, c’est le maintien d’une éthique humaniste, de gauche ». Demeurer Juif et de gauche est-ce cela pour toi le grand défi, le suprême démenti au nazisme ?

I. R : Oui et je crois que là encore les deux sont liés. Rester de gauche et rester juif, c’est-à-dire maintenir quelque chose d’une confiance dans la vie et le monde qu’on a voulu détruire, je crois que ce fut l’enjeu majeur de nos existences après la Guerre. Ce fut la force du renouveau de la pensée juive. Relisant André Schwarz-Bart, Manès Sperber, Jean Améry ou Élie Wiesel, Anny Dayan Rosenman, ma femme, a étudié dans Les Alphabets de la Shoah ce vouloir être juif après la catastrophe. 

Je crois qu’Anne-Lise Stern a résumé ce qui représente pour nous un défi. Le « maintien d’une éthique » c’est aussi le maintien d’un avenir. C’est vrai, j’ai eu cette expérience du Mal, mais sans lui permettre d’être une transcendance. Je ne crois pas que je sois naïf, mais je crois fondamentalement qu’on ne peut construire une humanité, disons un peu plus humaine, que dans ce refus.

D’ailleurs même au cœur de la catastrophe, des Juifs ont résisté avec les armes quand ils le pouvaient, mais aussi avec l’esprit. Il y a eu l’incroyable expérience de l’École des prophètes du maquis de Haute-Loire. Ces résistants qui organisaient des filières de sauvetage des Juifs avaient mis sur pied, dès 1943, en parallèle, un cercle d’étude et de formation du judaïsme ; Robert Gamzon, Georges Lévitte, Jacob Gordin, André Chouraqui y enseignaient. Pour eux la résistance au nazisme passait aussi par l’étude, par cette volonté de demeurer Juif dans l’étude. À Buchenwald, on a du mal à l’imaginer, mais une « école clandestine » avait été créée dans un block de prisonniers russes ! 

Je voudrais évoquer les noms de Walter Bartel, Wilhem Hamman, Gustav Schiller, qui, parmi d’autres hommes exceptionnels ont risqué leur vie pour celle des enfants : ils se sont occupés de nous à Buchenwald, et grâce à eux, environ neuf cents enfants sont miraculeusement sortis vivants du camp le 11 avril 1945. Le plus jeune avait quatre ans.

B.S. Tu as rencontré la psychanalyse en 68, relativement tôt dans ton existence, et cela aussi paraît assez original dans le parcours d’un rescapé, car nombre d’entre eux ont passé des années à fuir leurs souvenirs, quitte à se fuir eux-mêmes… Tu as fait le contraire… jusqu’à devenir thérapeute. On a l’impression que tu touches à tout, mais que tu demeures, avec fidélité, arrimé à ton histoire, comme si c’était le point de départ, mais aussi le port d’attache de tous tes engagements. 

IR : C’est vrai, j’ai un peu touché à tout, il y avait chez moi, comme chez nombre de rescapés, une soif de vivre et de rattraper le temps perdu. Je n’avais pas fréquenté d’école jusqu’à mes 10 ans. J’ai étudié, j’ai aussi vadrouillé, en Afrique, en Asie. À un moment j’ai eu envie de savoir, de découvrir ce que j’étais en réalité. J’étais alors physicien, chercheur au CNRS, mais j’étais aussi intéressé par l’ethnologie et la sociologie, je me souviens d’avoir, dès le début de mon travail comme physicien, assisté au séminaire d’Alain Touraine. 

Bien sûr, mon père, mort à Buchenwald, m’a manqué comme modèle, c’était compliqué de se construire, aussi de nombreuses personnes et penseurs ont joué pour moi un rôle de « références ». Cela, la psychanalyse m’a permis de le comprendre. Petit, j’avais été très obéissant. Quand on est obéissant, il me semble qu’on apprend moins que lorsqu’on est révolté même si en même temps la révolte peut être destructrice. J’avais souvent le sentiment de m’être moulé dans le désir des autres ; à un moment de ma vie, il me fallait explorer mes propres désirs. Après 68, j’ai commencé des études de psychologie, mais aussi de sociologie, d’anthropologie et j’ai commencé une analyse. La psychanalyse m’a aidé à me bâtir moi-même, elle a duré dix ans et puis je suis devenu thérapeute. 

L’analyse tout comme les études d’ethnologie ou l’apprentissage du birman que tu citais (nous étions 3 ou 4 en 1968 aux Langues O à étudier cette langue) c’était aussi une manière de s’approcher de son désir en faisant l’expérience d’autrui… En psychanalyse j’ai fait mes contrôles avec deux psychanalystes que j’admirais, Piera Aulagnier-Castoriadis puis Micheline Enriquez. Et je me suis toujours senti proche des idées d’Erich Fromm qui maintenait cette triple alliance ; il avait une éducation juive et avait continué toute sa vie à étudier avec un maître juif, il était psychanalyste et avait été marxiste. 

La psychanalyse a été importante pour moi y compris comme « sortie de soi ». Un peu comme l’engagement. Et je dois dire que l’expérience de faire du psychodrame analytique avec des enfants a aussi été importante pour moi. Et aussi de le faire dans le cadre du CMPP de l’OSE avec Pérel Wilgowicz dont je voudrais rappeler la mémoire. Nous avions été formés par Jean Chambon à l’Institut de Psychanalyse.

B.S. Être soi, c’est donc aussi « sortir de soi » ? On pense à Abraham qui part vers lui-même (lech lecha), et à l’injonction biblique de garder « le souvenir d’avoir été étranger en terre d’Égypte ».

Être juif et de gauche, pendant longtemps ça allait de soi ; longtemps on a fait dialoguer l’éthique juive et l’éthique humaniste. Aujourd’hui il semble que ça n’aille plus de soi. L’historienne Diana Pinto a écrit qu’il y avait deux façons d’envisager le « plus jamais ça » ; soit un « plus jamais ça » pour le monde, soit un « plus jamais ça » pour les Juifs… 

I. R : Cela ne va plus du tout de soi. Non. Et je crois que rien ne m’attriste plus que d’entendre des Juifs s’opposer à l’accueil des réfugiés… Il me semble toujours que le repli, l’exclusion, les propos racistes tenus par des juifs sont une insulte à notre histoire. Après la guerre, des intellectuels juifs se sont demandé comment reconstruire un judaïsme vivant après la Shoah et cette question en rejoignait une autre qui était « comment allons – nous survivre collectivement ? »

De même il y a eu nombre de philosophes, je pense entre autres à Hannah Arendt et à ceux de l’École de Francfort, qui mettaient au centre de leur réflexion la responsabilité, le jugement, la vigilance inquiète face à toute forme de complicité ou d’indifférence face au mal.

Qu’est-ce que la tradition et surtout notre mémoire collective ont à nous dire par rapport au monde actuel? Comment aujourd’hui respecter l’étranger? On ne peut pas être un Juste et approuver les expulsions de Roms par exemple.

Longtemps, surtout au XXe siècle, c’est vrai, les Juifs se sont engagés en grand nombre dans les mouvements révolutionnaires et plus généralement dans des luttes de libération des autres. Ils avaient peut-être une claire conscience de leur faiblesse et croyaient que les Juifs ne pourraient se libérer qu’en aidant d’autres opprimés à se libérer. Après la guerre, ce sentiment est demeuré chez certains, malgré la Shoah ou à cause d’elle ; il fallait alors maintenir une vigilance, mais aussi une solidarité avec les exclus, les discriminés, les menacés, les rejetés, comme nous l’avions été nous-mêmes, précisément parce que, pendant la Shoah, nous n’avions pas toujours bénéficié de cette solidarité.

Aujourd’hui, il me semble que cette générosité s’est tarie. La vague de repli, d’égoïsme et de peur concerne hélas tout le monde : la montée des nationalismes, des populismes et des fanatismes en témoigne. Cela prouve peut-être que nous ne sommes pas très différents des autres, bien que nous nous pensions souvent meilleurs…

Cette vague que l’historien de la pensée Daniel Lindenberg, avait dénoncée à ses débuts me désespère. Parce que pour moi il n’y a aucun horizon dans la pensée de droite. On sait aujourd’hui que nous avons les moyens technologiques d’une surveillance généralisée qui dépasse toutes les fictions. L’idée de guerroyer ad vitam aeternam, la surveillance, les frontières et les murs, non, je ne vois dans ces options, ni horizon ni avenir. 

J’imagine toujours que si tout cet argent était employé différemment, pour aider plutôt qu’exclure les gens vivant dans des quartiers difficiles… ou dans les pays pauvres pour fabriquer ensemble de la solidarité, le monde irait mieux.

On peut comprendre ces tendances comme le résultat d’un désespoir, mais, pas plus qu’hier, elles ne sont porteuses d’un « progrès humain ». Je ne crois pas que les mesures de contrôle policier et d’exclusion puissent rendre le monde meilleur. 

B.S. L’engagement des Juifs auprès des exilés et dans la solidarité internationale demeure pourtant. Même s’il est moins fort qu’autrefois et peu représenté dans les instances « communautaires ». De par leur histoire, les Juifs ont peut-être eu cette chance de maintenir un engagement « désillusionné », c’est-à-dire un engagement qui envisage la défaite et se méfie du messianisme en politique…

IR : Oui, je pense que c’est une lucidité que l’histoire nous a imposée. Par exemple, moi je n’ai jamais été communiste. Dès l’âge de 10 ans, je lisais les journaux. Dans ma famille, on connaissait l’horreur des crimes de Staline, on savait que ni Slansky et ses camarades ni les « Blouses blanches » n’étaient coupables. Et en effet, l’engagement juif s’est souvent doublé d’une vigilance inquiète. Gramsci disait que « le pessimisme de la raison devait s’allier à l’optimisme de la volonté ».

Ce qui me paraît précieux dans le judaïsme, c’est la place de l’éthique, mais aussi le fait que c’est un collectif et une mémoire. Il y a ce mythe fondateur de la liberté avec la sortie d’Égypte et de la loi, avec la révélation du Sinaï, mais il y a surtout une mémoire longue de plus de 2 000 ans qui est une mémoire et une histoire de minoritaires. 

J’ai toujours pensé que les Juifs avaient des ressources dans leur propre passé. Un passé qui n’a pas été que noir. Quand ils ont obtenu la citoyenneté, les Juifs ont fait des choses considérables. Quand je lis que le XXIe siècle sera le siècle des migrations, cela signifie aussi que les concepts mêmes de minorités et de majorité devront évoluer. Je crois que nous devrions apprendre de notre propre passé, mais aussi réfléchir à la manière de partager cette longue expérience de la marge. Notre mémoire ne nous renvoie pas à la majorité. Freud disait qu’il avait appris à partir de la condition juive à ne pas faire partie de la « majorité compacte », à s’en méfier. Il y a peu de groupes humains qui soient restés aussi longtemps minoritaires. D’ailleurs, il n’est pas facile pour ceux qui ont été majoritaires de pouvoir se penser minoritaires…

Aujourd’hui, il y a un pays où nous sommes majoritaires, c’est Israël qui, hélas, a créé une autre minorité, les Palestiniens à qui il impose sa loi, et il me semble que nous le payons très cher. 

Je crois qu’être de gauche, c’est garder cette conscience de minoritaires et cela aussi est un pari sur l’humanité. D’ailleurs le discours conservateur, en plus d’une désolante remise en question des Lumières, attaque et raille régulièrement cette « confiance » cette « foi » en l’humanité, décrite comme naïveté. Ils disqualifient l’espoir et tout ce qui résiste et se heurte au cynisme. Ils parlent de « droit-de-l’hommisme », de « bons sentiments » comme si les mauvais étaient meilleurs… Je crois qu’il faut revendiquer cette « naïveté », car sans elle, il n’y a que le pire. 

B.S. Marceline disait qu’on gardait toute sa vie l’âge de ses traumatismes. Elle avait continué à avoir 15 ans toute sa vie, rebelle, anticonformiste, fumant des joints, comme si elle avait décidé de récupérer cette adolescence volée en la gardant avec elle pour l’éternité. Je pense aussi à Appelfeld, à Tomkiewicz qui conservaient jusque dans les traits et expressions de leurs visages, une enfance qui se vengeait d’avoir été si prématurément congédiée. 

Tu avais quatre ans quand la guerre a commencé et dix quand elle s’est terminée. Tu parles souvent de « naïveté », mais je pense plutôt au regard de l’enfant avec cette colère sans haine qui ne s’habitue pas à la laideur du monde.

I. R : Voilà des noms bien prestigieux, mais peut-être bien qu’il s’agît toujours en effet de protéger l’enfant qui est en soi… 

Les enfants, malgré le temps, n’oublient pas. Ni la violence, ni surtout l’incompréhension face à la violence. Car les enfants ne peuvent lui donner aucun sens. 

Plus qu’un rescapé de la Shoah, je voudrais peut-être qu’on se souvienne de moi comme de quelqu’un qui a gardé des colères intactes, mais aussi des enthousiasmes, une capacité à s’étonner et un désir d’ouverture sur le monde. Sans doute cela fait-il aussi partie d’un « choix », car il y a toujours un choix. Même dans les pires moments. Primo Levi a évoqué la leçon de l’un de ses compagnons au camp, dans les pires conditions : « il nous reste encore une ressource et nous devons la défendre avec acharnement, car c’est la dernière : refuser notre consentement ». 

Et c’est vrai, on ne doit pas consentir à l’injustice. Rester homme, c’est peut-être cela.