Revue Plurielles

Revue culturelle et politique pour un judaïsme humaniste et laïque

Levinas et les formes de l’invisibilité juive

Emmanuel Levine

La notion d’invisibilité sociale désigne l’ensemble hétérogène des processus d’exclusion, de discrimination et de déshumanisation qui donnent à certains individus le sentiment de ne pas être vus. Ils sont invisibilisés en raison de leur précarité professionnelle, de leur clandestinité ou de leur relégation spatiale, mais aussi de leur genre, de leur sexualité, de leur race, de leur âge ou de leur handicap. Sont aussi invisibilisées les communautés religieuses minoritaires, et parmi elles les Juifs.

Les deux paradigmes qui se sont imposés pour définir l’invisibilité sociale semblent de prime abord adéquats pour décrire l’invisibilité juive. À la suite d’Axel Honneth, l’invisibilité sociale a été définie comme un déni de reconnaissance symboliquement exprimé par le fait de « regarder à travers » autrui. L’invisibilité juive est alors un mépris déniant aux Juifs toute dignité à leur judéité – qu’on la pense comme religion, culture ou sensibilité – ou leurs droits socio-politiques liés à leur citoyenneté. S’inspirant de Hannah Arendt, certains la comprennent surtout comme une exclusion hors de la sphère de l’apparaître publico-politique. L’invisibilité juive est ainsi conçue comme l’exclusion de l’espace public dans des formes dramatiques de ghettoïsation (exclusion des corps), ou bien dans des formes d’assimilation ou de conversion forcée (exclusion de l’identité). 

Si ces deux conceptions concurrentes apportent des ressources indispensables à la compréhension de l’invisibilité juive, elles comportent des limites et des insuffisances : 1° elles ne présentent qu’une définition négative de l’invisibilité comme défaut ou privation de visibilité sociale ; 2° elles minorent la violence intrinsèque à cette visibilité, à l’œuvre dans les regards stigmatisants et les dispositifs de surveillance tyrannique ; 3° elles ne décrivent pas l’expérience vécue de l’invisibilité ; 4° elles ne prennent pas au sérieux l’aspect strictement visuel de cette invisibilité et ne pensent donc pas le type de vision nécessaire à son abolition.

Emmanuel Levinas n’est pas connu pour être un penseur du social et de la vision. Au contraire, sa philosophie est souvent considérée comme abstraite, anhistorique et iconoclaste, privilégiant l’écoute à la vision. Dans cet article, nous tâcherons de montrer les ressources qu’offre la pensée lévinassienne pour décrire les phénomènes d’invisibilité sociale à partir de la condition juive. Comblant les lacunes des conceptions de Honneth et Arendt évoquées plus haut, l’éthique lévinassienne propose : 1° une définition positive de l’invisibilité comme irréductibilité à la vision ; 2° une théorie critique de la vision inspirée de la tradition juive ; 3° une description de l’invisibilité vécue en tant que Juif ; 4° une description de la résistance à la visibilité et de la vision sensible garantissant aux Juifs une visibilité sans violence. 

Nous présenterons d’abord la définition lévinassienne de l’invisibilité corrélative d’une critique des violences produites par la visibilité sociale. Nous nous intéresserons ensuite aux deux formes principales de l’invisibilité juive dans les démocraties libérales : l’assimilation (non-visibilité) et l’antisémitisme (hyper-visibilité). Levinas permet enfin de penser, à partir de sources hébraïques, un autre type de vision à même de « voir » les Juifs dans leur invisibilité. 

Invisibilité sociale et invisibilité éthique

La publication de ses Carnets de captivité et de ses Conférences inédites nous révèle que Levinas a travaillé tout au long de son œuvre à une théorie de la vision et de la lumière. De ses commentaires de ses maîtres Husserl et Heidegger jusqu’à Autrement qu’être, Levinas fait de la vision le paradigme d’une relation théorique à l’être. Faisant fond sur les traits essentiels de la vue tels que la distance, l’immédiateté et la luminosité, Levinas désigne par « vision » l’ensemble des actes qui reposent sur une représentation objectivante (Husserl) ou une compréhension dévoilante des êtres (Heidegger). 

Cette vision, qu’elle soit théorétique ou ontologique, procède par mise en adéquation, assimilation et appropriation. Elle « est, en effet, essentiellement une adéquation de l’extériorité à l’intériorité : l’extériorité s’y résorbe dans l’âme qui contemple ». Participant d’une « philosophie du Même », la vision est le sens par excellence du neutre, de la totalité, de l’intériorité et de l’immanence. Cette phénoménologie de la vision devient critique quand elle met en question « l’hégémonie de la vision » qui tend à contaminer tous les domaines de l’existence au point que l’intelligible et le sensé se limitent à telle visibilité réductrice. 

Or, Levinas entend décrire des « phénomènes » irréductibles à toute représentation objectivante ou compréhension dévoilante. Parmi les phénomènes ordinaires et les étants intramondains, il est des êtres dont l’altérité, la singularité et la transcendance sont incommensurables à toute identification, universalisation et immanentisation. « L’invisibilité n’indique pas une absence de rapport ; elle implique des rapports avec ce qui n’est pas donné, dont il n’y a pas idée ». On appellera « invisibilité éthique » cette résistance définitive de la subjectivité humaine à la visibilité ordinaire. 

La célèbre notion de « visage » désigne paradoxalement cette invisibilité d’autrui, visage qui exprime à la fois son unicité personnelle et sa mortelle précarité. Le visage n’est ni une figure rassemblant les différentes parties du faciès, ni un masque recouvrant le visage par une forme renvoyant à une identité ou une fonction sociale. Il n’est pas un dévoilement d’une divinité cachée et accessible par la médiation impersonnelle d’une image. Levinas le distingue donc de l’idole ou de l’icône, puisque le visage interrompt l’« idolâtrie qui couve dans toute contemplation ». 

Dès lors, la visibilité sociale ne consiste-t-elle pas à dé-visager autrui, à nier son invisibilité foncière ? Priver l’autre de visage équivaudrait à nier son humanité. Éthiquement impossible, puisqu’on ne peut pas à la fois « voir » le visage et le nier, cette réification est pourtant la manière ordinaire d’aborder autrui. Certes, Levinas a aussi décrit le visage comme le lieu d’une articulation entre invisibilité et visibilité, entre l’unicité incomparable d’autrui et la comparaison des hommes nécessaire à la justice, entre une responsabilité infinie et une égalité solidaire. Source éthique du politique, la mise en visibilité du visage a pourtant inévitablement tendance à exercer sur les sujets une violence et une tyrannie, en les considérant comme de simples parties anonymes d’une totalité souveraine. Au fondement de l’ordre social, la visibilité sociale du visage est donc aussi la condition de possibilité du meurtre et des formes extrêmes d’invisibilisation que sont le ghetto et l’extermination. 

Le ghetto est la forme historique que prend l’exclusion ou la relégation spatiale des Juifs. Or, s’il interdit à la fois la rencontre du visage, la reconnaissance sociale et l’apparition publique, le ghetto n’empêche pas pour autant les regards antisémites. L’extermination génocidaire repose quant à elle sur un processus de déshumanisation que la logique même de la vision rend possible : elle est la forme la plus extrême d’invisibilisation qui considère les sujets humains comme des vies jetables et ne supporte pas que les Juifs accèdent à une quelconque forme de visibilité. La « solution finale » associe deux invisibilisations : l’extermination des corps et la destruction de toute trace de cette extermination dans les paysages, les histoires et les mémoires.

Dans nos sociétés libérales, ces deux formes extrêmes n’ont plus cours. Mais deux autres formes d’invisibilité structurent encore l’expérience juive : l’assimilation et l’antisémitisme. L’étude de ces deux formes contemporaines sont l’occasion d’une réélaboration lévinassienne des théories dominantes de l’invisibilité sociale. En effet, Levinas voit dans l’assimilation une apparition publique nécessaire mais blessante, et dans l’antisémitisme l’effet d’une reconnaissance vitale mais réifiante.

L’assimilation ou la non-visibilité

Entre 1947 et 1973, Levinas a consacré une série de textes au problème de l’assimilation juive. Il n’y propose pas de théorie sociologique ou politique de l’assimilation, mais une description phénoménologique de l’existence juive au sein d’une démocratie libérale. La théorie de l’assimilation repose sur la distinction entre le domaine privé et le domaine public. Le domaine privé serait celui de l’intime, de la religion, du particulier, tandis que le domaine public serait celui de la politique et de l’universel. La laïcité suppose cette séparation du public-politique et du privé-religieux. L’émancipation des Juifs avait déjà circonscrit le judaïsme à la sphère de l’intime et de l’intériorité, tout en garantissant une protection légale aux Juifs en tant que citoyens. 

Levinas critique cette séparation tout en reconnaissant sa nécessité. Il ne loue pas seulement l’émancipation comme un progrès historique. Pour comprendre la nécessité de l’émancipation, il nous faut faire un détour par la philosophie de Levinas. Tout en maintenant l’éthique comme philosophie première, Levinas cherche – on l’a déjà esquissé – à déduire la nécessité du droit, des institutions et de l’État à partir de leur origine dans la relation éthique. La justice exige en effet une mise en visibilité de l’invisibilité d’autrui. À partir d’Autrement qu’être, Levinas appellera « comparaison des incomparables » la mise en symétrie de la relation asymétrique à autrui qui permet de lui reconnaître des droits en tant que citoyen égal aux autres. 

Ce processus de visibilisation procède donc par universalisation, formalisation et abstraction. Levinas appelle « le tiers » cette exigence de justice qui ne saurait se résumer à la présence physique d’un troisième homme. Ce tiers, cette exigence de visibilité, me regarde déjà dans le visage d’autrui. Le problème du politique ne vient donc pas de la visibilité qu’il suppose, mais de l’invisibilisation qu’il produit inévitablement en masquant le visage d’autrui, c’est-à-dire son unicité et sa précarité. Ce problème s’accompagne d’un danger : la politique a tendance à oublier sa source éthique et à se prendre elle-même comme finalité ultime, faisant de la visibilité une fin en soi indifférente aux violences qu’elle produit.

L’assimilation est donc le fonctionnement même du monde social et politique. Elle est censée garantir l’égalité et la justice entre tous les citoyens. Mais l’apparition dans la sphère publique qu’elle suppose a un coût : la non-visibilité juive. Alors que la politique repose sur la structure apophantique (faire voir quelque chose en tant que…), l’assimilation fait voir les Juifs en tant que citoyens et invisibilise les Juifs en tant que Juifs. 

Pour Levinas, cette invisibilisation tient au caractère profondément inégalitaire des normes de visibilité qui constituent le champ de l’apparaître public. L’assimilation juive dans les démocraties occidentales se produit dans des sociétés majoritairement chrétiennes, où les Juifs sont une minorité. Toute existence dans ces sociétés, en deçà de la partition entre privé et public, est constituée par les sédimentations de cet héritage chrétien.

Dans ce milieu socio-historique, le « monde de la vie » (Lebenswelt) juive est conditionné par une spatialité, une temporalité, une perception, un langage, constitués par l’histoire du christianisme. Malgré la séparation de l’Église et de l’État, les Juifs sont plongés au milieu des églises, du calendrier, de la peinture et de la littérature constitués par et constituant un monde dominé par le christianisme. Dans une relative proximité avec Michel Foucault, Levinas pense à travers l’assimilation les rapports de force, les relations de pouvoir et de savoir, qui assujettissent les sujets aux normes sociales majoritaires.

L’ignorance des formes sécularisées de la vie religieuse au sein des États laïques eux-mêmes fut le vice fondamental de la philosophie de l’assimilation. Les grands théoriciens de l’émancipation – comme par exemple Joseph Salvador – professaient, à la fois, un sincère attachement au judaïsme et la conviction que le monde issu de la Révolution française se libère des structures chrétiennes qui soutenaient la société avant la Révolution. Il existe en effet un élément de religion diffuse – intermédiaire entre l’ordre strictement rationnel de la pensée politique et l’ordre mystique de la croyance – dans lequel baigne la vie politique elle-même. On ne pense pas à cette atmosphère religieuse parce qu’on la respire naturellement. Elle ne s’évanouit pas du simple fait de la séparation juridique de l’Église et de l’État. L’esprit national est fortement marqué par l’histoire religieuse qui, au long de siècles, imprégna les mœurs quotidiennes […]. Dès lors, l’erreur de l’assimilation devient visible. L’entrée des juifs dans la vie nationale des États européens les a amenés à respirer une atmosphère imprégnée d’essence chrétienne. Et cela les prépare à la vie religieuse de ces États, annonce les conversions. Le judaïsme strictement privé que préconisait l’assimilation n’échappait pas à une inconsciente christianisation. La vie nationale acceptée sans précautions ne pouvait conduire qu’à l’abdication du judaïsme. Dans un monde issu du passé chrétien, la religion juive se transformait en confession abstraite.

« Comment le Judaïsme est-il possible ? », telle est la question que se pose alors Levinas. Dans ce contexte, l’assimilation semble être à la fois une nécessité vitale, pour se protéger contre l’antisémitisme, et un piège menant irrémédiablement à la dissolution. Et force est de constater que l’assimilation ne protège pas totalement et que l’antisémitisme n’a pas disparu. Reste que l’assimilation se pose comme un « piège de visibilité » ou un « dilemme de visibilité » : les Juifs ont le choix entre l’intégration totale par une assimilation progressive, une conversion à la religion majoritaire, un marranisme plus ou moins conscient ou une résistance risquée. 

Les trois premières options sont différentes sortes de stratégie d’auto-invisibilisation qui ne remettent pas en question le rapport de force qu’est l’assimilation. S’efforçant d’échapper à la stigmatisation et la discrimination par des stratégies de fuite, de clandestinité ou de « passing », ces Juifs ne parviendront pourtant jamais à se défaire de la judéité que les antisémites leur attribuent. 

Dès 1945, Levinas voit dans la renaissance de la culture et de l’éducation juives la seule solution pour profiter des avantages de l’assimilation tout en résistant à la dissolution juive. Cette résistance revient à recréer un « monde de la vie » juif compatible aux exigences des sociétés modernes libérales. 

L’antisémitisme ou l’hyper-visibilité

Pourquoi la visibilité de l’assimilation est-elle doublement piégée ? D’une part, elle invisibilise les Juifs dans le domaine public et dissout le judaïsme dans le domaine privé et, d’autre part, elle ne saurait protéger les Juifs de l’antisémitisme. Après 1492, la conversion et le marranisme ne sont que des solutions temporaires : les conversos seront toujours aux yeux des antisémites, des « traîtres » en puissance, des sous-hommes indéfiniment méprisés et assimilés à des porcs (marrano signifie « porc » en espagnol). L’extermination n’est que l’aboutissement de la logique implacable de la persécution antisémite :

 Parmi des millions d’êtres humains qui y trouvèrent la misère et la mort, les juifs firent l’expérience unique d’une déréliction totale. Ils connurent une expérience de la passivité totale, une expérience de la Passion. Le chapitre 53 d’Isaïe y épuisait pour eux tout son sens. La souffrance, qui leur fut commune avec toutes les victimes de la guerre, a reçu sa signification unique de la persécution raciale qui est absolue, puisqu’elle paralyse, par son intention même, toute fuite, refuse à l’avance toute conversion, interdit tout abandon de soi, toute apostasie au sens étymologique du terme et touche par-là l’innocence même de l’être rappelé à son ultime identité.

Qu’est-ce que l’antisémitisme selon Levinas ? Depuis 1934 et ses « Quelques réflexions sur une philosophie de l’hitlérisme », l’antisémitisme est selon lui une ontologie, une manière de comprendre l’être, qui enchaîne le Juif à son judaïsme. Être victime d’antisémitisme, c’est « être rivé » à son corps, sans aucune possibilité de s’en évader. « Enchaîné à son corps, l’homme se voit refuser le pouvoir d’échapper à soi-même ». Vécue subjectivement dans un sentiment de honte que l’on voudrait cacher, cette fixation n’est pas l’incorporation d’une conscience à sa chair vivante, mais la réification d’un être humain réduit à un pur corps chosique. Le Juif est constitué par une représentation objectivante et comme réduit à une essence (eidos), à la fois substance fixe et forme reconnaissable.

En cela, l’antisémitisme consiste à dé-visager les Juifs, à les priver de tout ce qui fait le propre du visage : l’unicité, la vulnérabilité, le langage, l’interdit du meurtre et l’exigence de justice politique. À partir de son expérience de captivité, Levinas décrit l’expérience vécue de la déshumanisation dans la persécution raciale :

Nous n’étions qu’une quasi-humanité, une bande de singes. Force et misère de persécutés, un pauvre murmure intérieur nous rappelait notre essence raisonnable. Nous n’étions plus au monde. […] Êtres enfermés dans leur espèce ; malgré tout leur vocabulaire, êtres sans langage. Le racisme n’est pas un concept biologique ; l’antisémitisme est l’archétype de tout internement. L’oppression sociale, elle-même, ne fait qu’imiter ce modèle. Elle cloître dans une classe, prive d’expression et condamne aux « signifiants sans signifiés » et, dès lors, aux violences et aux combats. Comment délivrer un message de son humanité qui, de derrière les barreaux des guillemets, s’étende autrement que comme parler simiesque ?

Cependant, l’antisémitisme n’est pas une pure et simple absence de visibilité sociale, de reconnaissance unificatrice. Au contraire, il est une forme d’hyper-visibilité, une reconnaissance stigmatisante et déshumanisante. L’hyper-visibilité et l’enchaînement à son être qu’on trouve dans l’antisémitisme en font, pour Levinas, la matrice paradigmatique de toutes les oppressions. Il n’affirme pas que l’antisémitisme se retrouve dans toutes les formes d’oppression mais, à l’inverse, distingue « la présence dans l’antisémitisme de toutes les haines raciales, de toutes les persécutions de faibles, de toutes les exploitations du monde ». Dans les oppressions de genre, de classe, de race, on retrouve d’ailleurs ce lien essentiel entre la visibilité majoritaire, supposée neutre, universelle et spirituelle, et l’hyper-visibilité minoritaire, marquée, particularisée et rivée au corps. 

Au fond, l’antisémitisme est un essentialisme de l’identité. Il considère l’identité juive comme une essence et réduit les personnes juives à celle-ci. Dans un article fondamental écrit dans la revue Esprit à la suite de la guerre des Six Jours, Levinas s’attaque au regain antisémite qui voit dans l’attachement des Juifs de France à l’État d’Israël attaqué une résurgence de la « double allégeance » d’après laquelle le judaïsme serait incompatible avec la nationalité française. 

Dans une analogie géométrique surprenante, Levinas rappelle que si, pour Euclide, « l’espace n’est pas à une seule dimension », de même l’identité des Juifs de France est, comme pour tous, multidimensionnelle. Contre une réduction de l’identité à une essence et à un seul aspect, Levinas propose une théorie méconnue du feuilletage de l’identité sociale. De fait, l’antisémitisme, dans ses manifestations ordinaires et les plus extrêmes, procède par abstraction et sépare l’identité juive de toutes les autres. 

Faudrait-il comprendre l’unicité lévinassienne non pas comme une singularité abstraite et universaliste, mais plutôt comme la somme des particularités d’un individu et d’un surplus de singularité qui le rend irréductible à cette sommation ? L’unicité est-elle abstraite, sans contexte, ou une incessante abstraction s’évadant d’un contexte précis ? Dès lors, comment voir les Juifs sans les invisibiliser ? Une vision des Juifs en tant que Juifs, qui ne soit ni assimilatrice ni réifiante, est-elle possible ?

Voir les Juifs dans leur invisibilité

Comment remédier aux différentes formes de l’invisibilité juive ? Comment voir les Juifs sans reproduire les vices de la vision ? La question d’un mode de rencontre ou de relation autre que le regard objectivant et totalisant est un fil conducteur de l’œuvre de Levinas. Comment voir les autres dans leur invisibilité, c’est-à-dire dans leur unicité et leur précarité ? Autrement dit, comment être responsable d’autrui sans qu’il ne m’apparaisse ou sans le reconnaître ? Comment voir son visage ? 

La non-visibilité juive liée à l’assimilation peut nous introduire au versant négatif ou critique de cette vision. Nous avons déjà dit que la résistance à l’assimilation passait par une renaissance juive. Cette transformation culturelle et normative doit s’accompagner d’une mise en question des injustices, des inégalités, de la domination qui conditionnent le champ de l’apparaître public. Voir les invisibles passe d’abord par la critique de leur invisibilisation. Cette critique n’est pas uniquement discursive ou théorique, mais elle passe aussi par des actes ou des pratiques qui interrompent le déroulement ordinaire de la vie sociale. La critique éthique de l’invisibilité porte donc en un sens sur les effets sédimentés de l’invisibilisation. 

Cette critique doit nécessairement être faite par les invisibles ou au moins en leur présence et non comme s’ils étaient absents et simplement représentés. La mise en cause des normes sociales majoritaires et de l’être par les victimes de la domination ou par leurs témoins s’inscrit dans la tradition prophétique. La vision des invisibles tient donc d’une « vérité de témoignage » et non d’une « vérité de dévoilement ». 

Elle tient enfin à la renaissance de la culture et de l’éducation juives que prône Levinas, avec d’autres intellectuels de son temps. Ce retour à l’étude et à la tradition juive ne doit pas seulement être une remémoration nostalgique, mais une résistance active à la dissolution de la condition juive dans l’assimilation. Cette résistance a pour spécificité de ne pas tenir ses assises et son objectivité du domaine public. Elle tient dans les limites précaires d’une vie intérieure, que Levinas compare à une soucca ou aux « quatre coudées de la Halakha (Arba Amot shel Halakha) » de celui qui prie, et dont les valeurs et les certitudes ne reposent sur aucune moralité sociale, institutionnalisée mais facilement emportée par les vents de l’histoire.

Comment reconnaître les Juifs sans que cette reconnaissance ne soit ni universalisante ni particularisante ? Comment voir le Juif à la fois dans son unicité invisible et sa judéité, sans le river à elle soit dans l’antisémitisme soit dans le communautarisme ? Pour Levinas, seule la religion, désignant chez lui la relation de face-à-face (panim-el-panim) avec autrui, est capable de reconnaître l’autre dans sa singularité, par-delà la reconnaissance réciproque et universalisante de la politique. Au-delà de l’État et des droits de l’homme, cette « reconnaissance » éthique respectueuse de l’unicité de l’autre homme serait messianique et non historique. La reconnaissance messianique ne se produira pas à la fin des temps, mais chaque fois que la reconnaissance universelle ne sacrifie pas l’unicité de la personne.

Menahem, le quatrième nom présumé du Messie – ces noms définissent le messianisme – caractérise les temps messianiques comme une époque où l’individu accède à une reconnaissance personnelle par-delà la reconnaissance qu’il tient de son appartenance à l’humanité et à l’État. Ce n’est pas dans ses droits qu’il est reconnu, mais dans sa personne, dans son individualité stricte. Les personnes ne disparaissent pas dans la généralité d’une entité […]. Je rejoins ainsi le célèbre apophtegme talmudique qui dans le même esprit énonce : « Le jour où on répétera la vérité sans dissimuler le nom de celui qui l’a énoncée le premier, le Messie viendra. » Le jour où la vérité, malgré sa forme impersonnelle, gardera la marque de la personne qui s’est exprimée en elle, où son universalité la préservera de l’anonymat, le Messie viendra. Car cette situation-là est le messianisme lui-même.

La « reconnaissance » messianique a-t-elle encore quelque chose en commun avec la reconnaissance sociale ? Dans un passage difficile de Totalité et infini, Levinas appelle « jugement de l’histoire » la reconnaissance objectivante et universalisante au sein du monde socio-politique. Elle rend visibles les individus en leur absence, comme un jugement par contumace. L’histoire et la politique traitent les sujets comme des choses mortes en les intégrant dans un tout dont ils ne sont que des parties anonymes.

La violence de cette mise en visibilité mortifère qui dé-visage les personnes est d’ailleurs elle-même invisible aux yeux de l’histoire et de la politique, de sorte que « l’invisible par excellence, c’est l’offense que l’histoire universelle fait aux particuliers ». Par opposition, le « jugement de Dieu » est le seul capable de voir l’invisibilité du sujet, c’est-à-dire son unicité par-delà la somme de ses particularités. 

Que faut-il entendre par ce jugement divin ? Levinas ne songe pas ici une ordalie, à un procès religieux prouvant l’innocence de l’accusé par une assistance divine à surmonter une épreuve. Le « jugement de Dieu » renvoie à une vision de l’invisible venant de l’invisible, autrement dit une vision d’unicité à unicité, de visage à visage. Il se produit concrètement dans le regard d’autrui, dans l’interpellation éthique à notre responsabilité infinie pour les autres. Ainsi, Levinas n’entend pas autre chose quand il parle de « vision du visage » : voir le visage signifie non seulement se rendre responsable pour autrui, mais se mettre au service de la justice sociale. 

Après avoir reconstitué la théorie lévinassienne de cette « vision » de l’invisible, revenons à la condition juive. Voir l’invisibilité juive consisterait à « reconnaître » les Juifs dans leur singularité en luttant contre les injustices qui les touchent, en se considérant responsable de ces injustices. Alors, la vision n’est plus seulement une perception objectivante d’une identité, mais une prise de conscience critique qui enjoint à l’action socio-politique. Totalité et infini est la description d’une telle vision. 

Mais, qu’a-t-elle encore de commun avec la vision ordinaire ? On a coutume de penser cette vision du visage comme l’écoute de l’interdiction divine du meurtre. Voir le visage d’autrui ce serait entendre « Tu ne tueras point », dans une sorte de bat kol, la parole divine qui nous touche après la fin des prophéties. 

Au contraire, il nous semble que Levinas, en privilégiant explicitement le registre visuel, insiste sur la richesse d’une pluralité de visions possibles : en plus du regard ordinaire, il y aurait aussi une vision sensible, non-objectivante, traumatique qui serait à même d’être affectée par l’unicité et la précarité des autres. Elle trouverait sans doute son modèle dans la Révélation, vision du buisson ardent ou face-à-face de Moïse avec Dieu. 

La Tora est donnée dans la Lumière d’un visage. L’épiphanie d’autrui est ipso facto ma responsabilité à l’égard d’autrui : la vision d’autrui est d’ores et déjà une obligation à son égard. L’optique directe – sans médiation d’aucune idée – ne peut s’accomplir que comme éthique.

 La vision du visage ne serait pas la représentation d’un faciès, mais la sensibilité aux souffrances injustes qui touchent les autres. Certes, il n’y a pas de recette ou de méthode pour prévoir la vision du visage, qui est toujours imprévisible, et certes, la vision du visage n’est pas réservée à un cadre familial ou national limité à nos proches. Mais voir l’invisibilité suppose toujours, y compris dans le cas de l’invisibilité juive, de suspendre nos regards ordinaires et d’« apercevoir les “larmes secrètes” de l’Autre que fait couler le fonctionnement, même rationnel, de la hiérarchie ».